lundi 11 janvier 2016

Visite de la Plokštinės raketų bazė

Il n'existe pas que le "Titan missile Museum" où l'on peut découvrir un authentique silo de missile nucléaire...Il fut un temps au cœur de la Guerre Froide où la Lituanie, comme les autres pays baltes était un pays totalement fermé, et aucun observateur occidental ne pouvait y circuler librement. La proximité des pays occidentaux rendait le territoire propice au stationnement de troupes et de véhicules du pacte de Varsovie…mais pas que : c'est ainsi que la Lituanie va accueillir de manière forcée des silos de missiles nucléaires. Située près de la côte baltique en plein milieu d'une forêt, à l'écart de toutes les routes de circulation se trouvait la Plokštinės raketų bazė ou base de missiles de Plokstine.

12km à faire sur une route en terre avec d'innombrables trous...

Au début des années 60, les soviétiques tentent de rattraper leur retard sur les américains en terme de missile balistique. Le gros problème des missiles en service à cette époque est qu'ils fonctionnent avec des carburants qui ne sont pas stockables : il faut ravitailler les missiles en carburant juste avant le tir, ce qui demande des heures voire même des jours de préparation ! C'est ainsi que le bureau de l'ingénieur Mikhail Yangel planche sur un nouveau type de missile pouvant être stocké "prêt au tir" dans des silos souterrains :  il va mettre au point la fusée R-12 "Dvina", plus connu sous le nom de code OTAN de SS-4 "Sandal". Ce missile est connu, car c'est celui qui sera déployé à Cuba pendant la "crise des Caraïbes" (nom russe donné à la crise des missiles de Cuba).

Ecorché du missile R-12 ou SS-4 suivant son code OTAN


Le missile R-12 s'appelle en réalité le 8K63, mesure près de 22m de long pour un diamètre de 1,65m. Il emporte une tête thermonucléaire de 2,3 Mt, soit 150 fois la puissance de la bombe d'Hiroshima. Sa portée était de 2000km pour une précision de 5km, propulsé par un moteur fusée à quatre tuyères. Ce moteur fonctionnait avec un carburant  proche du kérosène et avec un comburant particulièrement redoutable pour le corps humain : du tétroxyde d'azote et de l'acide nitrique !

Rapidement, décision est prise de baser des missiles en Lituanie d'où ils pourront couvrir toute l'Europe, de la Turquie au Royaume-Uni ! Un complexe de quatre silos est donc prévu à proximité de la ville de Plokščiai, en plein cœur d'une forêt.

Le complexe se compose de quatre silos disposés en carré.


La construction du complexe débute en 1960, et va durer deux années, pendant lesquelles 10 000 soldats et ouvriers vont creuser à la pelle quatre silos de missiles ainsi qu'un immense complexe souterrain pour assurer l'entretien et la mise en œuvre des missiles. Vue de haut, les quatre silos forment un rectangle, au centre duquel se trouve le complexe souterrain sur deux niveaux, assurant la surveillance et la mise en œuvre des missiles. Chaque silo est recouvert d'un dôme en béton montés sur des rails et pouvant être ouvert en 30 minutes pour permettre le lancement du missile. Le site ne restera en service que 12 années avant l'arrivée de missiles à plus longue portée. Jamais aucun missile ne sera tiré depuis les silos de la base.

Vue générale du complexe

Première surprise en arrivant : je vais être seul pour la visite ! En effet, les visites se font en groupe pour les lituaniens, mais comme je ne parle pas un mot de lituanien, j'ai droit à une visite libre, accompagné par un audio guide en anglais. Je commence donc par chercher l'entrée du site qui n'est pas bien fléchée, jusqu’à ce que je trouve un escalier qui s'enfonce sous terre : ça doit être là !

C'est parti, direction sous terre !

Une fois arrivé sous terre, je débouche à l'accueil du bunker souterrain : la guérite, qui donne accès à l'ensemble du complexe. Je suis dans le complexe central, qui regroupe les servitudes et le centre de communication et de commandement. Ce bunker sur deux niveaux se trouve au centre des quatre silos de missiles, dont l'accès est permit par quatre grands couloirs souterrains qui permettent l'accès au missile.

Le plan du complexe pour se repérer

Abandonné pendant près de 15 ans, le site a été totalement vandalisé et pillé, il ne reste donc plus beaucoup d'équipements d'origine, mais à la place on découvre un véritable musée ultra-moderne sur la Guerre Froide, qui retrace l'histoire du site mais aussi la course aux armements est-ouest. C'est aussi un musée qui m'a fait peur plus d'une fois : il y a des détecteurs de mouvement dans chaque pièce qui activent des vidéos ou des effets sonores sur mon passage…

Une scénographie moderne, avec des informations sur le Titan II américain !

Après une grande pièce consacrée à l'histoire de la Guerre Froide, on passe dans une seconde pièce, consacrée à l'histoire des forces stratégiques russes en Lituanie pendant la Guerre Froide. On apprend ainsi que si cette base était la seule base de lancement de missiles en dur, il existait pas moins de quatre sites de lancement mobiles, où des missiles étaient stockés dans des bunkers et pouvaient être sortis sur des semi-remorques servant ensuite de plateforme de tir. Ces sites coûtaient beaucoup moins cher à construire et à entretenir, mais étaient également beaucoup plus vulnérables.

Le site de Karmelava, autre site de lancement de missile durant la guerre froide...
Dans un coin de cette salle, il y a un obus qui est exposé : il s'agit d'un obus de 152mm…nucléaire ! Il s'agit d'un obus ZBV3 soviétique équipé d'une tête nucléaire de 1 kilo-tonne. Il s'agit de la plus petite bombe nucléaire jamais fabriquée et déployée au monde.

Le ZBV-3 : petit mais grands effets...

Autre objet intéressant : une maquette en coup du silo de missile, avec sa maquette de missile, qui permet de mieux se rendre compte de l'agencement  intérieur du silo avec son missile.

Après cette salle, on arrive dans une troisième salle plus petite mais très intéressante : sur un côté est suspendu un authentique missile anti-aérien SAM, Un SA-6 soviétique complet (mais sans carburant ni explosif, of course !)

Un SA-6 grandeur nature...


Il est à présent temps de descendre au deuxième niveau du bunker, pour la suite de la visite ! Ce deuxième niveau est à la fois le centre de communications et la "station service", avec les réserves de carburant nécessaires au remplissage des missiles

On commence par une petite salle consacrée à la propagande pendant la Guerre Froide, avec de nombreux posters américains et soviétiques, diabolisant soit l'OTAN d'un côté soit le pacte de Varsovie de l'autre.

Vue en coup du silo
On pénètre dans le centre de communications, reconstitué à l'identique des années 60. Deux opérateurs sont présentés avec un casque ressemblant au bonnet des tankistes. En regardant de plus près, chaque opérateur est relié à sa radio à l'aide d'un câble d'une dizaine de mètres de long…pourquoi donc ? En réalité, il n'y a jamais eu de système de télex dans les bunkers soviétiques. Les instructions étaient donc transmises par la radio, mais pour des raisons de sécurité, le silo pouvait recevoir mai en aucun cas émettre. Le commandement central pouvait donc émettre des mots codés impliquant une action de la part des missiliers à toute heure du jour ou de la nuit. Il fallait donc que les opérateurs radios soient à l'écoute en permanence, et on leur a donc donné un câble de 10 mètres leur permettant de se déplacer au toilettes si besoin, mais tout en restant à l'écoute !

Un opérateur..et son câble avec rallonge

C'est ensuite un dédale de salles techniques faisant plusieurs mètres de hauteur, on est loin de se sentir claustrophobe dans ces pièces bien éclairées. On passe par la centrale électrique, qui regroupait les panneaux de distribution électrique, avec une exposition consacrée à la défense civile pendant la Guerre Froide et les fiches signalétiques des principaux avions américains à l'usage de la population civile et des militaires.

Les panneaux électriques, aujourd'hui vides
Guide des principaux aéronefs US


La centrale électrique, avec son générateur qui est toujours en position..

C'est ensuite au tour de la salle des générateurs, avec un générateur qui est toujours présent même s'il n'est plus en état de fonctionnement, et enfin une immense salle..vide, mais qui contenait les immenses cuves de carburant pour assurer le ravitaillement des missiles. Un réservoir de 85 tonnes de tetraoxyde d'azote et d'acide nitrique était installé dans cette pièce, qui était isolée hermétiquement du reste du silo et possédait un  système de ventilation séparé et indépendant.

Les fondations de l'immense réservoir de carburant sont encore là....

Il est ensuite temps d'aller voir le clou du spectacle : on prend un long couloir d'une trentaine de mètres pour aller voir un des quatre silos du site. On croise un mannequin au passage en tenue de protection chimique, qui était la tenue de protection utilisée pour travailler sur le missile ou assurer son ravitaillement.

Il m'a fait peur !

Au bout du couloir, il faut passer un sas qui ne doit guère faire plus d'1m30 de hauteur : attention à la tête ! On débouche ensuite dans un petit espace situé entre les parois en béton du silo et le cuvelage intérieur en métal du missile. Une porte aménagée dans le cuvelage permet d'arriver sous le dôme en béton protégeant le missile. On est ainsi au dessus du silo de missile, et en se penchant, on peut voir toute la hauteur des 30 mètre du silo ! Même s'il n'y a pas de missile, on se rend bien compte des dimensions colossales du R-12.

Sous la porte du silo de missile


Il est à présent temps de clôturer la visite, en longeant un couloir qui se termine parun grand escalier, qui nous permet de remonter à la surface. On peut ensuite faire le tour des dômes des autres silos, même si il ne subsiste plus rien de l'équipement de surface du silo (antennes radios, grue de manutention etc…) le spectacle est saisissant.

Vue en plongée du puit du silo de missile...un spectacle saisissant...


Après cette visite très  instructive, il est temps d'aller reprendre la petite route totalement défoncée qui relie la civilisation à ce site de missile hors du temps

lundi 4 janvier 2016

Visite au Lietuvos aviacijos muziejaus

La Lituanie n'est pas forcément connue pour son passé aéronautique…et pourtant, la ville de Kaunas recèle un musée aéronautique qui même s'il est loin d'égaler Aéroscopia se révèle tout de même plein de surprises : il s'agit du "Lietuvos aviacijos muziejaus" ou musée aéronautique Lituanien.

Le hall historique : retour sur un siècle d'aviation

Situé sur le terrain "Darius et Girenas" proximité immédiate d'un aéroclub qui est un des plus ancien du pays, ce musée à été fondé en 1990 en regroupant les collections aéronautiques qui étaient auparavant en stockage au  musée de la Guerre de Kaunas. L'ensemble du musée se compose de trois galeries et d'une exposition statique à l'extérieur. Je vais tenter de vous présenter brièvement les points forts de ce musée.

Des uniformes sont également exposés...

La visite commence par le hall "historique", qui présente l'histoire de l'aviation en Lituanie depuis ses origines. Elle est centrée autour du père fondateur de l'aviation lituanienne : Antanas Gustaitis. Né en 1898, il va rejoindre l'armée lituanienne en 1919 avant d'être diplômé aviateur l'année suivante. Il participe à la Guerre Lituano-polonaise de 1921 avant de devenir instructeur, puis responsable de la formation des pilotes lituaniens. Ce n'est pas qu'un instructeur : en dehors de ses heures de service, il conçoit des avions, qui seront parmi les premiers appareils conçus en Lituanie; la famille des "ANBO" ou Antanas Bronte, prénoms de Gustaitis et de sa femme.

Gustaitis, grand fondateur de l'aéronautique militaire en Lituanie


De 1925 à 1928, on retrouve Gustaitis à Supaero à Paris où il va parfaire ses connaissances aéronautiques, il sera ensuite nommé adjoint au commandant de l'aviation lituanienne et surtout responsable de la maintenance. Après quelques temps, il sera nommé général de brigade et chef de l'aviation lituanienne. Une grande carrière qui sera malheureusement écourtée lorsque l'union Soviétique envahira la Lituanie à la fin des années 30 : Gustaitis est surveillé. Il tente de fuir en Allemagne en 1941, mais sera arrêté, déporté à Moscou où il est fusillé le 16 octobre 1941. Il reste aujourd'hui connu comme l'un des pères fondateurs de l'aviation militaire lituanienne, mais aussi de l'aviation civile du pays, de par la fondation de l'aéro club de Lituanie.

Maquette du M-50 "Bounder", prototype futuriste mais sans grand avenir...
Les vitrines de maquettes..

Au centre de la salle se trouvent d'imposantes vitrines retraçant l'histoire de l'aviation, dont une collection soviétique très complète, dont une belle maquette d'un appareil unique : le Miassichtchev M-50 "Bounder", appareil aux lignes remarquables même s'il ne fut jamais produit au-delà du seul prototype. Cet appareil pouvait souvent être vu dans des photographies de propagandes, toujours avec un numéro de série différent, mais en réalité il s'agissait toujours du même appareil repeint avec des couleurs et numéros différents…

Pas besoin de traduire ce coup-ci !

Une autre partie de la salle est consacrée à l'aéromodélisme avec les records de Petro Motiekaičio, qui avait décroché plusieurs records dans les années 60, dont un de vitesse pour avion  à moteur élastique : 120,132 km/h ! Le diplôme de la FAI (en français !) est là pour le rappeler !

On se déplace ensuite vers le second hall, au centre duquel se trouve un hélicoptère un peu spécial que j'avais déjà rencontré au musée de Sinsheim : un Kamov Ka-26, avec sa grande verrière panoramique, sa double poutre et ses deux moteurs flanqués sur le côté. Celui-ci était utilisé par les gardes frontières lituaniens.

Un KA-26 des gardes frontières lituaniens...


Dans un autre coin de ce hall, on trouve un bel avion tout orange : le "Lituanica". Il s'agit en réalité d'une réplique d'un Bellanca CH-300 "Pacemaker" américain". Le "lituanica" était un appareil à bord duquel deux aviateurs ont tenté en 1933 de rejoindre Kaunas depuis New-York sans escale. Malheureusement, ce dernier s'est écrasé à seulement 650km de sa destination en Allemagne, dans des circonstances qui n'ont jamais été élucidées. Les deux aviateurs qui se trouvaient à bord furent tués et sont aujourd'hui de véritables héros nationaux en Lituanie, à l'image de Nungesser et Coli en France. Il s'agissait du capitaine Steponas Darius et du lieutenant Stasys Girenas. Ils avaient parcourus près de 6411km depuis New-York.

La réplique du "Lituanica"
Le mémorial Darius et Girenas


On trouve ensuite une exposition de moteurs avec un réacteur "Klimov" modèle VK-1A…ou plutôt une copie améliorée d'un "Nene" de Rolls Royce ! On peut également admirer un AL-7-F1 qui équipait les chasseurs Sukhoï des années 60 (Su-9, Su-11 entre autres.)

Un Klimov VK-1A...ou Rolls Royce Nene sans licence..

On monte ensuite au 1er étage où nous attendent d'autres appareils peu connu. On commence par le premier avion à réaction conçu en Pologne, et utilisé comme jet d'entrainement : le TS-11 "Iskra". C'est un petit appareil biplace dont les dimensions sont très semblables au Fouga Magister, avec des ailes basses et un empennage traditionnel. Il pouvait être équipé de ciné-mitrailleuses pour l'entrainement des pilotes. Ou alors d'un vrai canon pour effectuer des passes de tir.

Le TS-11 "Iskra"

Juste à côté, un Mil MI-2T, petit hélicoptère de liaison conçu en union Soviétique par Mil. Le prototype fit son premier vol en 1962 et il sera exporté dans de nombreux pays. En 1996, la Pologne va "donner" six de ces appareils à l'armée de l'air lituanienne. Il s'agissait de l'un des tout premiers hélicoptères motorisé par une turbine à gaz produit en Union Soviétique.

Un Mil-2T

Un des deux Mil-2T de l'exposition statique extérieure..

On termine enfin par l'exposition statique sur le parking extérieur. On commence par deux autres hélicoptères Mi-2T, un de la police lituanienne et un autre de l'armée de l'air. Juste à côté se trouve un Mil Mi-8 en bien piteux état : tout l'arrière est cabossé et son rotor de queue à été arraché. Il s'agit là d'un hélicoptère de recherche et sauvetage utilisé par la Lituanie, jusqu'au jour ou il s'est malheureusement crashé dans un lac. Une fois récupéré, il fut considéré comme non réparable et donné au musée. Même si l'arrière est bien abîmé, on sent que c'est un hélicoptère d'une taille imposante.

Le Mi-8, en bien piteux état
Autre vue du Mil MI-8

On continue le tour, avant de passer devant un appareil que je connais bien : un MiG-21PF, même modèle qu'aux Ailes Anciennes. Celui-ci est équipé de pods de roquettes et a été repeint dans un camouflage trois tons mais sans aucune cocarde..

Le MiG-21 de la collection

Un peu plus loin, un avion de transport, imposant bimoteur : c'est un Antonov An-24B. Conçu par le bureau Antonov à la fin des années 50, le prototype effectue son premier vol en 1959. Plus de 1200 exemplaires seront construits sur une période de plus de quinze ans. C'est un appareil conçu pour être simple et robuste, avec une durée de vie de cellule de plus de 50 000 heures sans entretien majeur ! Il pouvait transporter jusqu'à 50 personnes sur un peu plus de 2400km. Cet appareil était utilisé par la branche Lituanienne d'Aeroflot avant d'être versé à Lithuanian Airlines à la chute de l'URSS, puis en 1994, il sera cédé par la compagnie à l'armée de l'air Lituanienne qui va le garder en service encore quelques années pour des vols de liaison et l'entrainement de ses pilotes.

L'Antonov AN-24B

Voilà pour la visite de ce petit musée, qui recèle encore bien des secrets, mais malheureusement comme assez peu de panneaux sont traduits en anglais et que l'audioguide ne couvre pas tout le musée, je n'ai pas pu en profiter pleinement…mais j'ai déjà appris pas mal de choses, et j'espère que vous aussi !

Une boîte noire russe



lundi 24 août 2015

Les Marines américains et le Harrier

Aux Etats-Unis, l'achat d'un appareil de combat étranger pour équiper les forces armées relève presque du miracle : il faut absolument démontrer qu'aucun appareil américain ne peut remplir le rôle qui est demandé…et même, ce n'est pas toujours suffisant, comme l'a montré l'aventure de Boeing avec les avions ravitailleurs pour l'US Air Force. Un peu plus loin, Dassault avait réussi à vendre le Falcon 20 aux gardes-côtes américains sous le nom de HU-25 "Guardian".

L'une de ces exceptions notable est l'achat du "Harrier" britannique par les Marines au début des années 70. Les Marines sont une bande à part au sein des forces armées américaines : ils possèdent un commandement indépendant de la marine, font le même travail que les Rangers de l'US Army, possèdent une aviation de combat basée au sol comme l'US Air Force, et des aviateurs comme la Navy…et pourtant administrativement ils dépendent de la Navy pour l'achat de matériel…

Les Marines savent se battre sur tous les fronts...y compris le congrès !


Il n'est donc pas toujours facile pour les Marines d'obtenir ce qu'ils veulent, devant souvent se contenter du matériel commandé en grand nombre par la Navy. Pourtant quand il faut se battre pour obtenir un appareil qu'aucune autre arme ne souhaite acquérir, et qui de surcroît est étrangère, ils savent se battre là où il faut : au congrès et au Pentagone !

Je vous ai déjà parlé de l'ancêtre du Harrier, le Hawker P1127 "Kestrel". Après une commande de six prototypes, neuf appareils seront mis en service au sein de l'escadrille d'évaluation du Kestrel, dit aussi "Tripartite Evaluation Squadron" en référence aux trois pays qui conduisaient les essais, à savoir le Royaume-Uni, L'Allemagne et les Etats-Unis. Au niveau américain, le pentagone a envoyé des pilotes de l'US Army, Air Force et de la Navy…mais aucun Marine n'a été envoyé pour évaluer l'appareil.

Le "Kestrel", ancêtre du Harrier


Pourtant les officiers en charge des programmes aéronautiques pour les Marines vont tomber sur des vidéos du Kestrel en action au cours d'un dîner à l'ambassade britannique à Washington…ils apprennent de plus que la RAF va commander l'appareil sous une version avancée, appelée le "Harrier". Intrigué puis convaincu que cet appareil est celui dont le Corps a besoin, ils vont tout de suite avertir le général Keith McCutcheon, grand aviateur et précurseur de l'appui de feu rapproché chez les Marines. Celui-ci va obtenir l'aval du Commandant du corps, le général Chapman, pour envoyer des Marines pilotes de A-4 "Skyhawk" évaluer le Harrier.

Pour la petite histoire, les Marines ne vont pas passer par l'US Navy, qui possède déjà des pilotes ayant évalué le Kestrel, car les marines savent que leur collègues aviateurs vont leur dire de lire le rapport d'essai plutôt que d'aller évaluer l'appareil en personne…non, non, les marines vont aller demander directement aux britanniques et à Hawker Siddeley…et après un peu de pressions, le britanniques acceptent : les lieutenant colonel Thomas Miller et Bud Baker partent pour l'Angleterre, mais en civil, et ils vont pouvoir faire chacun 10 vols à bord du nouvel appareil, de manière presque clandestine…ou du moins clandestine vis-à-vis du Pentagone !

Keith McCutcheon, à l'époque colonel et grand promoteur de l'aviation de combat chez les Marines


Les deux pilotes vont vite comprendre que le Harrier est un appareil qui peut faire tout ce que le A-4 peut faire, avec cette différence appréciable que le Harrier n'a pas besoin de piste ! Le Harrier pourrait ainsi non seulement fournir de l'appui de feu rapproché aux Marines, mais aussi être basé à terre près du front ou sur les navires d'assaut amphibie : bye bye les emprunts de porte-avions à l'US Navy pour les opérations amphibies !

Les deux pilotes tombent tout de suite d'accord : le Harrier est LE remplaçant du A-4 Skyhawk…mais c'est maintenant que la vrai bataille commence : convaincre la Navy de demander au Pentagone d'influer le congrès pour débloquer des crédits pour permettre l'achat d'un avion dont aucun composant n'est fabriqué aux Etats-Unis !

L'évaluation tripartite verra également le corps des marines évaluer discrètement l'appareil...


Heureusement, l'US Navy se montre coopérative : des aviateurs ont testés le Kestrel, et le Harrier en est une version améliorée. Il se trouve également que c'est un marine qui était responsable du programme A-4 "Skyhawk" pour la Navy, et il va soutenir le remplacement des A-4 par le Harrier au moins au sein du corps des Marines..

Grâce à ce soutien, les Marines peuvent ensuite partir "à l'assaut" du Capitole pour demander un budget…malheureusement le budget de l'année fiscal 1970 est déjà bouclé, et on explique aux Marines qu'il ne sera pas possible d'avoir plus…mais c'est mal les connaitre ! Miller, Baker et surtout le général McCutcheon vont présenter le Harrier au congrès..et insister qu'il ne leur faut pas quelques appareils, mais bien "toute une palanquée" dixit McCutcheon !

Le Harrier sera mis en service en un temps record !


L'audace paye, et les membres de la commission du budget accepte de financer une rallonge pour acheter 12 Harriers pour un prix de 58 millions de dollars…seul hic, en échange les marines doivent renoncer à l'acquisition de 17 "Phantom II"…il n'y a donc pas eu de vraie "rallonge" budgétaire…juste un tour de passe passe comptable !

En revanche si le congrès accepte de fianncer le Harrier, les sénateurs veulent que les futurs Harriers soient produits aux Etats-Unis…Hawker Siddeley commence alors à se rendre compte que la commande des Marines est significative, et va envoyer des commerciaux aux Etats-Unis à la recherche de partenaire pour produite  le jet à décollage verical ! C'est ainsi que McDonnell Douglas va signer un important contrat de coopération avec hawker Siddeley, sur pas moins de 15 années ! Dans le même temps, un accord sera trouvé avec Pratt et Whitney pour s'associer avec Rolls Royce pour la production des réacteurs "Pegasus"…pourtant, tous ces accords vont tomber à l'eau en quelques mois..la raison ? En analysant les coûts en fonction du nombre d'avions à commander, les Marines montrent que sur les 114 appareils dont ils ont besoin, cela coûtera beaucoup plus cher de les produire aux Etats-Unis plutôt que de les acheter directement aux anglais…le congrès va donc approuver l'achat des 114 Harriers directement à Hawker Siddeley !

L'actuel AV-8B des Marines est dérivé du Harrier de Hawker Siddeley 


Les Marines vont également demander à McDonnell Douglas d'assurer l'entretien de ces appareils, ce qui va permettre de compenser largement le manque à gagner de la firme pour les 17 "Phantoms" qui n'ont pas été commandés en 1970 ! Grâce à leur ténacité et leurs qualités de persuasion, les marines vont ainsi obtenir "leurs" Harrier, et ce dès 1971 : les premiers AV-8A aux couleurs des Marines arrivent en service fin 1971 sur la base de Patuxent River pour l'entrainement des premiers pilotes, avant l'entrée en service opérationnelle au sein du VMA 513 moins d'une année plus tard !


lundi 17 août 2015

Il faut sauver l'Electra !

Les géants de l'aéronautique se livrent sans cesse une compétition féroce pour savoir qui a le meilleur appareil, les meilleures ventes et surtout le meilleur chiffre d'affaire…ils peuvent produire des appareils très similaires dans l'espoir de rafler les parts de marché de leurs rivaux…mais il arrive également à l'occasion qu'ils coopèrent. Un de ces exemples de coopération est l'enquête qui suivit les crashs du Lockheed Electra en 1960.

Le Lockheed Electra, une nouvelle génération d'appareils...

A cette époque, le paysage aéronautique était bien différent d'aujourd'hui : Airbus n'existait pas, et le marché mondial était plus ou moins divisé entre les quatre grands avionneurs américains : Boeing, Lockheed, Douglas et Convair.

En 1959, Lockheed met en service un nouvel appareil qui promet de révolutionner le transport aérien : il s'agit du Lockheed L-188 "Electra". Cet appareil est issu d'une demande d'American Airlines, qui en 1955 avait demandé un appareil à turbopropulseurs pour assurer des vols sur de courtes distances avec une meilleure efficacité que les jets. Lockheed va donc mettre au point un appareil propulsé par quatre turbopropulseurs Allison 501D. Le premier appareil effectue son vol inaugural le 6 décembre 1957 depuis l'usine de Burbank en Californie et les essais se dérouleront sans anicroche jusqu'en Août 1958 ou l'appareil décroche son certificat de type. Eastern Airlines et American Airlines mettent l'appareil en service commercial en janvier 1959, alors que le carnet de commande se remplit rapidement : l'Electra se présente comme un grand succès. Pourtant, une année plus tard, Lockheed arrêtera la chaîne d'assemblage après seulement 170 exemplaires construits et aujourd'hui l'Electra a été relégué aux oubliettes de l'histoire…Que s'est-il donc passé ?

Écorché de l'Electra

L'Electra à connu une carrière similaire au Comet britannique : peu de temps après sa mise en service, deux crashs mystérieux vont avoir lieu : d'abord avec la perte du vol 542 de Braniff le 29 septembre 1959, suivi en mars de l'année suivante par  la perte du vol Northwest 710. Les équipes de Lockheed seront mises sur le pied de guerre dès le premier crash : aucun indice, l'appareil s'étant désintégré en plein air sans aucune cause apparente. La reconstitution minutieuse de l'appareil ne donnera rien, et en janvier 1960, le CAB (BEA américain de l'époque) n'a aucune piste pour expliquer le crash.

N'ayant aucune piste, le CAB va inviter des représentants de Braniff et Eastern Airline, les deux plus gros utilisateurs de l'Electra à venir participer à l'enquête, ainsi que la NASA. Un mois plus tard, Lockheed va même demander aux ingénieurs de Boeing et Convair de participer à l'enquête en relisant ce qui avait été fait pour voir si quelque chose avait pu leur échapper.

L'enquête va se concentrer sur les nacelles
Cette coopération avait à peine commencée lorsque le second crash aura lieu. Cette fois c'est le choc : l'Electra est considéré comme un appareil fiable et à la pointe de la technologie et pourtant deux appareils ont été perdus coup sur coup sans aucune explication. L'Electra est donc interdit de vol, et pour l'ensemble de l'industrie aéronautique américaine, il faut découvrir les causes de ces accidents coûte que coûte.

C'est le début du programme "LEAP" pour "Lockheed Electra Achievement Program", une coopération entre tous les acteurs de l'industrie pour découvrir la cause des crashs et y remédier. La NASA va mettre ses meilleurs ingénieurs sur le coup en collaboration avec Allisson, le fabricant des moteurs, qui va commencer un nouveau programme d'essais en vol avec son propre avion Electra.

Les structures porteuses des nacelles seront renforcées..
Dans le même temps, Bill Allen, le PDG de Boeing, va envoyer son meilleur aérodynamicien ainsi qu'une équipe d'ingénieurs travaillant sur le 707 directement chez Lockheed à Burbank. Ils seront directement intégrés aux équipes de Lockheed travaillant sur le crash. Quelques jours après, c'est Douglas qui envoie une équipe d'ingénieurs d'essais en vol ainsi que des spécialistes des turboréacteurs à Burbank.

Fait unique dans l'histoire, une équipe mixte Lockheed / Boeing / Douglas enquête sur un crash, sans qu'aucun contrat n'ait été signé entre les différentes firmes. Dans le même temps, l'équipe Allisson / NASA avance également de son côté, en collaboration avec le CAB.

L'enquête s'oriente cependant rapidement vers des vibrations des ailes sans doute causées par les moteurs, phénomènes que certains passagers de l'Electra avaient déjà signalés au cours de différents vol en atmosphère turbulente. Dans le cadre de l'opération LEAP, les cinq entités vont unir leur forces pour faire voler un Electra fortement instrumenté au dessus du Sierra Nevada pour reproduire les conditions de vibrations et mieux les comprendre.

Les ailes devront également être renforcées...

Après 69 vols en air turbulent, les données montrent que les deux nacelles moteurs externes vibraient beaucoup plus que ce qui avait été calculé, et c'est donc un phénomène de flutter qui devient le principal suspect. Ces phénomènes de flutter s'ils ne sont pas bien maitrisés peuvent entrainer la désintégration de l'appareil. Pour vérifier cette hypothèse, il fallait faire d'autres vols d'essais, mais dans des conditions précises..or Douglas possédait une vanne excitatrice qui se montait sur les bouts d'ailes pour induire des vibrations parasites, dispositif utilisé sur le DC-8 pendant ses essais en vol. Douglas va donc mettre à disposition de Lockheed la fameuse vanne ainsi que des ingénieurs et techniciens pour la monter sur un Electra, ce qui va permettre de faire de nouveaux vols d'essais, qui vont permettre de résoudre le mystère des deux crashs. Dans le même temps, la NASA va mobiliser sa soufflerie de Langley pour tester certains phénomènes de couplage aile / hélices en soufflerie, ce qui va permettre de confirmer la théorie des enquêteurs, en les recoupant avec les mesures réalisées en vol.

La soufflerie de la NASA du centre d'Ames permettra de reproduire l'arrachement de l'aile consécutif au mouvement gyroscopique des hélices...

Le 12 mai 1960, le PDG de Lockheed, Bob Gross, annonce à la presse et au monde la raison des deux crashs : un mouvement gyroscopique des hélices, couplées à un mode de résonnance particulier sur les nacelles extérieures, qui va induire un mode de flutter tellement violent que les ailes se désintègrent en vol ! Il va annoncer une série de mesures passant par le renforcement des supports de nacelles et un renforcement de la structure des ailes pour empêcher le problème de se reproduire. Tout cela arrive juste 7 mois après le premier crash, un vrai record quand on repense à la technologie disponible en 1960, mais ce record est surtout du aux efforts fournis par toute l'industrie aéronautique, de Boeing à Allison en passant par la NASA ! Cette coopération est tout à fait unique dans l'histoire aéronautique, et on peut penser qu'une telle coopération serait aujourd'hui beaucoup plus difficile à obtenir spontanément sans intervention d'un organisme étatique !

Pourtant malgré cet effort, l'Electra ne sera pas sauvé, sa réputation sera détruite. Commercialement ce sera un échec pour Lockheed, même si un dérivé de l'Electra allait devenir célèbre par la suite : une version modifiée donnera naissance à l'un des plus célèbre appareil de lutte anti-sous-marine : le P-3 "Orion", mais c'est une autre histoire !

L'Electra donnera naissance par la suite au P-3 "Orion"