lundi 10 août 2015

SO 6000 "Triton", le premier jet français

Il trône sagement juste à droite de l'entrée du hall des prototypes du musée de l'air, sa silhouette joufflue ne donne pas l'impression qu'il s'agisse d'un appareil très rapide ni très manœuvrable…on le regarde à peine, puis on va voir des appareils plus "intéressants" : Mirage III, Leduc ou autre…et pourtant, il est bien dommage de passer ainsi à côté du premier avion français à réacteur : le SO 6000 "Triton" !

On passe souvent à côté...quel dommage de ne pas s'attarder un peu !

C'est un appareil peu connu, relégué aux oubliettes de l'histoire et dont seuls quelques spécialistes évoquent le nom…il faut dire qu'avec la myriade de prototype avancés ayant vu le jour par la suite, le "Triton" n'est pas vraiment remarquable..et si on rajoute le fait qu'il a été conçu dans le secret le plus total, il n'est pas étonnant que son nom soit si peu connu.

Pour retracer l'origine du Triton, il faut revenir en arrière sous l'occupation. Alors que toutes les usines françaises sont occupées, et les équipes dispersées, certains ingénieurs continuent de travailler, et ce dans le plus grand secret pour ne pas être mis à contribution par l'occupant : c'est le cas d'un brillant "gadzart", ingénieur des arts et métiers : Lucien Servanty. D'abord retranché dans un petit appartement parisien, avant de déménager vers les bureaux de Cannes, Servanty et une petite équipe travaillent sur un projet d'avion révolutionnaire : un appareil qui ne sera pas doté d'hélices, mais bien de turboréacteurs ! Si Servanty est le chef d'équipe incontesté, il est  entouré d'ingénieurs brillants : Fouquet, Videlaine, Seince et d'autres..

La mise au point du Triton ne sera pas facile...


Contrairement à ce qui se fait en Allemagne ou aux Etats-Unis, Servanty conçoit un appareil biplace, avec une disposition côte à côte : c'est mieux adapté pour l'entrainement des pilotes sur cette nouvelle machine volante. Cela donne au prototype un aspect très joufflu par rapport à la largeur du fuselage qui se réduit en allant vers l'arrière..l'ajout de portes sur le côté pour permettre l'accès à l'équipage donne l'impression que cet appareil est plus conçu comme un jet d'affaire avant l'heure que comme un prototype d'avion d'arme. Le SO6000 n'a d'ailleurs jamais été pensé comme un avion d'arme, mais bien comme un appareil de recherche.

Le reste de l'appareil est constitué d'un fuselage entièrement métallique, ainsi qu'un train tricycle rétractable. Le fuselage est dessiné autour d'un réacteur "Rateau" SRA-1, baptisé ainsi d'après Auguste Rateau, un précurseur des turbomachines en France. A l'origine, l'entrée d'air est située sous le nez, et passe entre les deux pilotes.

Cockpit du Triton 01, avec l'entrée d'air au milieu !


Alors que la libération arrive, le gouvernement de la France libre voulant à la fois rester dans la course technologique et relancer l'industrie du pays, décide de commander 6 appareils SO 6000, qui sera désormais appelé le "Triton". Sur ces 6 appareils, il y a 5 appareils de série et une cellule pour les essais dynamiques. Tout va très vite : après réalisation d'une maquette grandeur nature, la production débute à l'usine Farman de Suresnes dès l'automne 1945. Malgré un manque de moyens (manque de papier, de crayons, de métal et même de chauffage), l'usine tourne à une cadence moyenne de 75h par semaine et par personne ! Pourtant si le développement du Triton  a bien avancé pendant la Guerre, il n'en va pas autant des moteurs Rateau qui ne sont pas prêts. Il est donc décidé d'équiper les deux premiers Triton d'un réacteur de fabrication allemande, le Jumo 004, le même que sur le Messerchmit Me262, même si sa poussée n'est que de 800kg au lieu des 1000 prévus pour le SRA-1 : pour pousser un avion de 3,5 tonnes, c'est bien limite !

Le 01 prêt à rouler...


Le premier vol du Triton à lieu depuis la base d'Orléans-Bricy dès le 11 novembre 1946, un an seulement  après la libération, avec Daniel Rastel aux commandes et son mécanicien Armand Raimbeau. Le vol dure à peine 10 minutes et l'appareil ne dépasse pas 300 mètres d'altitude, son moteur étant trop faible pour faire plus…mais ce vol permet à la France d'être la 5ème nation à maîtriser le vol sur turbomachines ! Avant ce premier vol, Daniel Rastel avait pu se familiariser aux réacteurs en volant sur un Me-262 capturé à la fin des hostilités. Trois jours après ce premier vol, c'est l'inauguration du premier salon aéronautique depuis la guerre, et le Triton sera exposé en vedette par la France, signant ainsi son retour parmi les grandes puissances aéronautiques. On notera cependant qu'il faudra pas moins de 6 mois avant de faire revoler l'appareil; en cause son train d'atterrissage te la fiabilité des moteurs !

La carrière du Triton ne s'arrêtera cependant pas là : Servanty et son équipe vont expérimenter deux nouveaux moteurs : d'abord le Rolls Royce "Derwent", puis le "Nene", ce qui demandera de modifier le Triton en lui ajoutant des entrées d'air latérales, ainsi qu'un nez mieux profilé. En plus de ces moteurs, Servanty fera également installer des sièges éjectables de fabrication allemande à bord. L'installation du Nene de 2,2 tonnes de poussée va permettre de pousser l'appareil à 911 km/h en 1949, record de vitesse pour un biplace.

Le 04 en vol...


Le premier appareil sera mis à la retraite après seulement 8 vols, dès novembre 1947. Ce sera ensuite au tour des autres appareils de continuer le programme de vol. Le quatrième Triton vole le 19 mars 1948, le cinquième vole pour la première fois le 23 mai 1949 et le troisième sera le dernier à voler, avec un vol inaugural le 4 avril 1950. De manière synthétique, on peut résumer la carrière des tritons comme suit :

  • Triton 01 : F-? : Premier prototype, équipé d'un moteur Jumo 004, fera seulement 8 vols d'essais.
  • Triton 02 : F-? : Identique au 01, mais mis de côté en attendant la mise au point du moteur "Rateau", qui ne verra finalement jamais le jour. L'appareil ne volera donc jamais.
  • Triton 03 : F-WFKY : modifié avec un moteur "Nene"; ne fera que deux vols avant d'être mis à la retraite : se trouve aujourd'hui au musée de l'air.
  • Triton 04 : F-WFDH : Près de 189 vols d'essais entre 1948 et 1950, dernier vol en novembre 1950.
  • Triton 05 : F-WFKX : 8 vols, atterrissage rude en rase campagne et endommagement du train au 8ème vol, ne sera pas réparé.
  • Triton 06 : n'a jamais volé, juste une cellule d'essais.

Trois "Tritons" en cours d'assemblage 


Même si le Triton avait des performances médiocres, il représentait néanmoins la première expérience française dans le domaine des jets, et sa configuration côte à côte va permettre à de nombreux pilotes français de faire une premier vol sur jet avec un instructeur à leur côté. Ce sont ces mêmes pilotes qui vont ensuite mettre au points les appareils plus célèbres de l'après-Guerre, mais avant cela il fallait un premier "jet" français. Grâce à Lucien Servanty, ce premier appareil était déjà presque au point à la fin de la Guerre. L'équipe de Servanty s'illustrera par la suite avec la mise au point de prototypes célèbres comme le SO6020 "Espadon" puis SO 9000 "Trident", et enfin un certain "Concorde" !

Pour le Triton, l'heure de la retraite à sonné !

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