jeudi 27 février 2014

Mission "Looking Glass"

3 février 1961, ce matin là, un Boeing 707 militaire décolle pour une mission de la plus haute importance. Cet appareil est un EC-135, qui a été spécialement équipé pour sa mission top-secret, qui est connue sous le nom de "Looking Glass". A son bord se trouve un état major commandé par un général. Leur rôle : assurer la continuité du pouvoir militaire américain et transmettre les ordres d'engagement aux forces nucléaires si jamais le gouvernement est décapité par une première frappe nucléaire ou si les moyens de communications sol sont détruits.

En alerte...en attente...


C'est le début d'une alerte qui va durer plus de 29 ans : durant ces 29 ans, les avions de "looking glass" vont se relayer en l'air pour assurer l'alerte : 24 heures sur 24 et 365 jours par an, un appareil du Strategic Air Command est en vol avec un "battle staff" à bord, prêt à agir si besoin. Durant plus de 282 000 heures de vol, des équipages vont ainsi orbiter tout autour des Etats-Unis, dans l'attente d'un ordre dont chacun espérait qu'il n'arriverait jamais, avec un général à bord pour envoyer les ordres de riposte nucléaire si jamais les Etats-Unis subissait une attaque nucléaire.

L'idée d'un poste de commande aérien avait été évoqué dès 1958, et l'arrivée massive du C-135 au sein des forces en avait fait le candidat idéal pour être transformé en poste de commandement. En mai 1960, le KC-135 58-0022 va subir un grand chantier de transformation pendant deux mois : au programme : installer une réplique rudimentaire du NORAD…ambitieux !

Convertir un KC-135A en poste de commandement aérien


Basé à Offutt AFB dans le Nebraska, au QG des forces stratégiques américaines, ce KC-135 modifié va prendre part à des alertes et des exercices. Un total de 5 appareils seront modifiés et placés en alerte "-15", c'est-à-dire 15 minutes de temps de réaction. AU bout de 6 mois d'alerte, le commandant du SAC, le général Thomas Power considère que le programme est un succès, et va commander plus de C-135 pour ce rôle.

Une des premières mesure du président Kennedy lors de son arrivée au pouvoir en 1960 sera de demander à ce que l'un de ces poste de commandement soit en vol en alerte permanente, 24h sur 24, 365 jours par an. Cette mesure prendra effet une année plus tard, le 3 février 1961  c'est le début de "Looking Glass"

Les avions configurés pour les missions "Looking Glass" étaient uniques : extérieurement, rien ne les différenciaient des KC-135 "lambda", ils avaient même gardés la perche de ravitaillement en vol. A l'intérieur en revanche, tout change : le pont passager, d'ordinaire vide, est rempli à craquer : l'appareil est occupé en grande partie par des consoles et des racks d'équipements électroniques, laissant peu de place au personnel. Il dispose également d'un réceptacle de ravitaillement en vol, ce qui lui permet de rester en l'air tant que l'équipage peut tenir si besoin...

La soute électronique, juste en arrière du cockpit


A l'intérieur, si on excepte le cockpit, l'appareil a été divisé en quatre compartiments. Juste derrière le cockpit, on trouve l'espace de stockage des équipements électriques et électroniques : tout un ensemble d'armoires et de racks qui laissent à peine de quoi passer au milieu. Equipé d'un sytème de refroidissement intégré, cet ensemble est le cœur du système de communication et de suivi.

Juste en arrière se trouve le compartiment radio, où prenaient place jusqu'à 5 opérateurs : 2 opérateurs radio (2 & 3), 2 opérateur crypto (4 & 4A) dont le rôle était de faire tourner les différents moyens de communication de l'appareil : réseaux UHF, HF, VLF/LF remorquée et AFSAT (Air Force Satellite Communication). l'APM prend également place dans ce compartiment.

Salle des communications


Une cloison sépare cette zone de la zone "staff" qui est en quelque sorte la "salle de guerre" de l'appareil. Cet espace peut accueillir jusqu'à 11 personnes :
  • 1 contrôleur (7) qui fait l'interface entre le battle staff (équipe opérationnelle) et l'équipe radio (équipe technique)
  • 1 sous-officier EAM ou "Emergency Action NCO" (chargé des communications des ordres de tir, ou "Emergency Action Message").(8)
  • 1 officier de communication qui surveille les équipements de communications HF et VHF et dispatche ensuite les messages aux destinataires (9)
  • 2 responsables logistiques (un officier et un sous-officier) dont la mission consiste à gérer les points de ravitaillements en vol ainsi que les différentes bases de retour et repli pour les bombardiers en vol. (5&6)
  • 1 officier général, l'"Airborne Emergency Action Officer", en charge de la mission, dont la responsabilité est de "distribuer les coups" en cas de besoin. (11)
  • 1 conseiller SIOP (deuxième après le général dans la chaîne de commandement) qui est l'expert du SIOP ("Single Integrated Operation Plan", c'est-à-dire les plans de guerre) (10)
  • 1 officier de renseignement qui est au fait des derniers dossiers (16)
  • 1 sous-officier capable de donner en temps réel l'état d'engagement des forces armées. (15)
  • 1 officier de tir, au courant de l'état des forces et qui peut rédiger les ordres de tir (13)
  • 1 chef d'équipe ou 'Operation Officer" , chargé de coordonner les différents membres d'équipage et de diriger la mission (14)
Salle de guerre


Enfin, tout à l'arrière, se trouve une zone de repos, où il y a 6 couchettes, une table de réunion/travail avec quatre sièges.

Cet équipage est en liaison permanente avec les différentes branches des forces stratégiques américaines, à savoir :
  • Strategic Air Command
  • Air Combat Command
  • Transportation Command
  • Space Command
  • COMSUBGRU 9 (flotille des sous marins nucléaires lanceurs d'engins du Pacifique)
  • COMSUGRU 10 (flotille des sous marins nucléaires lanceurs d'engins de l'atlantique)
  • NORAD
Salle de repos tout à l'arrière


On trouve en plus à l'avant un équipage "classique" à 5 (ben oui, c'est bien de faire la guerre, mais l'avion ne va pas se piloter tout seul...)
  • 2 pilotes
  • 1 navigateur
  • 1 spécialiste du ravitaillement en vol
  • 1 ingénieur de vol/radio


En 1962, le système est étendu : il y a toujours des missions "Looking Glass" avec un poste de commandement aérien, mais en plus il y a des AUXCP ou Auxiliary Command Post : ils s'agit d'un appareil identique au "Looking Glass", mais qui peut le remplacer si besoin, l'autorité à bord des AUXCP étant un général de grade moins élevé. L'USAF met également en place des escadrille de soutien équipées de EB-47L, appareils dérivés du B-47 "Stratojet" mais configurés en relais radio pour retransmettre les ordres de tir sur une distance encore plus longue. Cela permettait au "Looking Glass" de voler encore plus loin des centres de commandement nationaux, tout en restant à portée de communication radio. La dénomination des appareils change : les KC-135 modifiés deviennent ainsi des EC-135.

Opérateurs au travail à bord d'un EC-135A

En 1965, les EB-47L sont retirés du service, et remplacés par des EC-135, permettant ainsi au SAC de disposer d'un réseau homogène d'appareils, qui sont désormais connus sous le nom de "PACCS" pour Post Attack Command and Control System". Le PACCS se compose donc d'un appareil de commandement : le fameux "Looking Glass", auquel vient s'adjoindre plusieurs AUXCP's (généralement au nombre de 3) et en plus des EC-135 utilisés comme relais radio.

Le système peut vous paraître lourd et complexe, il l'est d'ailleurs..mais en cette période où la guerre froide pouvait être plutôt chaude, surtout après la crise des missiles de Cuba, disposer d'une capacité de seconde frappe était vu comme essentiel par le Pentagone. Tous les avions du PACCS sont indifférenciables les uns des autres, un observateur extérieur ne peut donc pas savoir lequel est "Looking Glass", ce qui permet de protéger encore davantage l'avion vis-à-vis d'éventuels espions soviétiques !

Appareils et avions dépendent du 7th Airborne Command and Control Wing, basé à Offut, Nebraska, le fief des forces aériennes stratégiques, où ils sont regroupés au sein d'un ACCS ou "Airborne Command and Control Squadron". Il y avait trois squadrons : 2nd ACCS (Offutt AFB, gère le "Looking Glass" et les AUXCP),3rd ACCS (Grissom AFB, gère les AUXCP et relais radio pour la côte est), 4th ACCS (Ellsworth AFB, gère les AUXCP et relais radio pour la côte ouest).

L'appareil sera progressivement informatisé au fil des ans


On notera qu'il existait d'autre poste de commandement aérien, pour les "Commander in Chief" de régions militaire : on parlait ainsi de "Silk Purse" pour le CinC Europe, "Blue Eagle" pour le CinC Pacifique et "Scope Light" pour le CinC Atlantic. Ces avions n'étaient pas airborne H24, mais prenaient l'alerte au sol en cas de crise, formant ainsi un complément au "Looking Glass".

Un EC-135 bardé d'antennes en vol

En 1967, on va un cran plus loin : les avions reçoivent un nouveau système : l'"ALCC" ou "Airborne Launch Control Center" un ordinateur embarqué capable de diriger la séquence de tir des missiles balistiques au sol directement depuis l'EC-135. Le 17 avril 1967, deux officiers de tir vont ainsi réaliser le premier lancement d'un missile "Minuteman II" depuis un EC-135, démontrant la faisabilité du système. On place ainsi à bord des appareils des coffres rouges munis de deux cadenas, chaque officier de tir possédant la combinaison d'un des deux cadenas, les deux étant nécessaires pour ouvrir le coffre où sont stockés les codes de lancement des missiles.

Pupitre de tir de l'ALCC

Des avions d'alerte peuvent donc orbiter autour des  bases de lancement de missiles dans le Dakota et autres états…en permettant au "Looking Glass" de transmettre les ordres de tir…

Des années 70 à la fin de la guerre froide, le format des postes de commandement aéroportés restera le même : un avion "Looking Glass" en vol, deux AUXCP en alerte 15 minutes au sol, plus trois avion équipés d'un système de contrôle de tir (ALCC), plus deux relais radio, également en alerte 15 minutes.

Dans l'éventualité d'une crise, tous les avions au sol devaient décoller, et rejoindre des orbites d'attentes prédéfinies, alors même que le président serait évacué de Washington à bord du NEACP (National Emaergency Airborne Command Post), un Boeing 747 modifié.

Le coffre rouge contient les clés de tir des missiles

Les avions relais radio maintiendraient les communications entre le NEACP et "Looking Glass", Looking Glass répercutant ensuite les ordres de tir aux ALCC qui orbitent autour des sites de lancement de missiles nucléaires.

Dans l'éventualité où le contact serait perdu avec le président, et après suivi une série de règle très strictes, le général à bord de "Looking Glass" avait pour mission de déclencher la riposte…heureusement, rien de tout cela n'est jamais arrivé.

3 février 1981 : 20 années d'alerte continue

Avec la fin de la Guerre Froide, la chute de l'URSS, le besoin d'avoir un appareil en vol 24h sur 24 devient inutile, et le 24 juillet 1990, c'est la fin de l'alerte aérienne : les avions ne sont plus en l'air 24h sur 24, mais au moins un avion est en permanence ravitaillé et près à partir, avec un équipage en alerte. C'est une alerte beaucoup moins lourde, et les membres d'équipage peuvent rester en alerte pendant 24h, sans le stress d'être en vol et de devoir se ravitailler. Avec la fin de la Guerre Froide, les missions "Looking Glass" ne sont plus assurées par l'Air Force, mais par des groupements mixtes, même si la mission de base restait inchangée.

L'alerte ne se prendra plus que au sol désormais...


Le 1er octobre 1998, c'est la fin de l'alerte : le dernier appareil "Looking Glass" est rentré au hangar, ses équipements de communication éteints et les codes de tir sont retirés. C'est la fin de l'alerte nucléaire permanente. Depuis cette date, l'alerte est tenue depuis les nombreux bunkers des forces stratégiques.

Un général reçoit un rapport à bord du "Looking Glass"

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