lundi 8 juillet 2013

le X-2 passe Mach 3

Pilote d'essai, un métier qui fait rêver, fait d'aventures, d'excitation, aux commandes des avions les plus avancés pour aller là où aucun homme n'est allé avant. Oui, ce métier fait rêver…mais il ne faut pas oublier les autres facettes de ce métier : un métier exigeant, où la moindre seconde d'inattention peut signifier la mort, un métier où l'on passe de longues heures à préparer un vol de quelques minutes et des journées entières à s'entrainer. Un job qui n'est pas bien payé quand on voit ce qui peut se pratiquer dans la finance par exemple..

Le Bell X-2




Si aujourd'hui, les capacités informatiques ont permis de diminuer les risques de manière considérable, il n'en a pas été toujours ainsi. Etre pilote d'essai dans les années 50 était un job éminemment dangereux. Les statistiques sont assez terribles sur ce point : crash inexpliqué, phénomène aérodynamique non connu, erreur de pilotage, erreur de conception, la liste des dangers était longue.

Pourtant, on a jamais manqué de volontaires pour tester de nouveaux appareils. Contrairement à l'image populaire, un pilote d'essai n'est ni un casse-cou, ni un fou du manche à la recherche du frisson extrême. c'est au contraire un professionnel, consciencieux, méthodique et qui ne laisse rien au hasard : chacun de ses vols est minutieusement préparé et exécuté avec soin. Il prend des risques, mais pas des risques gratuits ou inutiles : chaque risque est analysé et quantifié avant le vol, même si des surprises existent. Il faut piloter l'appareil avec une grande précision pour respecter le programme de vol prévu, tout en étant capable de réagir au moindre imprévu et c'est pourquoi seuls les meilleurs pilotes peuvent devenir pilotes d'essai.

Aujourd'hui, je vais vous raconter le destin tragique de l'un de ces grands pilotes, le "Captain" Milburn Apt.

Il est cinq heures et demi du matin en ce 27 septembre 1956 lorsque le réveil du "Captain" Milburn Apt sonne. Il se lève, s'habille avant de partager le petit déjeuner avec Faye, sa femme. Leurs deux enfants, Christine et Sharman (respectivement 5 et 2 ans) sont encore profondément endormis lorsque Apt franchi le seuil de sa porte.

Mel Apt dans le cockpit (étroit) du X-2


Nous sommes sur la base d'Edwards en Californie, le "nid" des essais en vol de l'USAF. A 32 ans, le "Captain" Apt est l'un des pilotes les plus en vue d'Edwards, ou il est un pilote d'essai confirmé depuis plusieurs années. Choisi parmi les meilleurs, il fait partie d'un trio de pilotes en cherge d'évaluer l'appareil le plus avancé du moment : le Bell X-2, avion à moteur fusée, successeur du X-1. Alors que le X-1 avait encore des ailes droites, et sa seule ambition était de franchir Mach 1 (Chuck Yeager notera d'ailleurs que la Machmètre du X-1 n'allait pas au-delà de Mach 1,0), le X-2 doit s'attaquer à bien pire : la course à Mach 3 et les hautes altitudes.

Le profil du X-2, avec ses ailes en flèche


Apt était déjà une légende à cette époque : en sept années d'essais en vol, il avait testé tous les jets de la série des 100, accumulant plus de 3500 heures de vol sur prototypes. Deux histoires sont souvent racontés à son sujet : comment il ramena à Edwards un chasseur bombardier supersonique qui avait son moteur en feu. Voulant ramener l'appareil, valant plusieurs millions de dollars, Apt risquera sa vie pour se poser. L'avion sera modifié pour éviter pareille mésaventure, et deviendra célèbre sous le nom de F-105 "Thunderchief". Son courage et sa détermination ce jour là vont faire l'admiration de la base…et des ingénieurs de Republic ! Quelques temps après, un F-94C se crash à l'atterrissage et commence à brûler. Les pompiers commencent à arroser le brasier, mais Apt n'écoutant que son courage se précipite pour défoncer le canopy à l'aide d'un extincteur. Il parvient ainsi à sauver le capitaine Harper des flammes.

Ah oui, je vous parlais des sous…Apt touchait 800$ par mois..primes de vol incluses... 

Apt est en trio avec le colonel Franck Everest et le capitaine Iven Kincheloe. A l'origine, seul Everest était affecté aux essais en vol du X-2, mais devant l'ampleur de la tâche, il fallait trouver d'autres pilotes. Apt avait été sélectionné en partie à cause de ses qualités de pilotes et de son expertise, mais aussi grâce à un diplôme d'ingénieur de l'université du Kansas. Une formation très élevée parmi les pilotes de l'époque. Lorsque Apt rejoint le programme, Everest à déjà battu un record du monde à 2900 km/h et Kincheloe un autre, à 37000 mètres d'altitude. Aujourd'hui c'est au tour d'Apt de pousser encore un peu plus loin, en reprenant les essais de vitesse. Le but de ces essais était à la fois de frotter le fameux "mur de la chaleur", et d'établir les limites d'utilisation de l'appareil.

Toute l'équipe des essais en vol du X-2...le pilote et l'avion ne sont que la partie émergée de l'iceberg...


Il est encore tôt lorsque Apt arrive pour se changer. Il croise Kincheloe, qui l'accompagnera à basse altitude à bord d'un F-86, et le Capitaine James Carson, qui l'accompagnera à haute altitude à bord d'un F-100.

Il est 8h30 lorsque le B-50 (version améliorée du B-29) emportant le X-2 s'aligne pour décoller à Edwards. Il se dirige à son altitude de croisière, puis Apt s'installe dans le cockpit, assisté de deux techniciens. Le cockpit est plutôt étroit : malgré sa petite taille, ses deux épaules touchent les parois, et il y a environ 2cm entre le haut de son casque et son canopy.

Apt doit ensuite dérouler une longue checklist pour mettre en état de vol le X-2. Il faut savoir que le moteur fusée d'un avion comme le X-2 est d'un maniement particulièrement délicat : l'oxygène liquide est hautement explosif et doit rester à une température très basse (cryogénique à -180°). De plus, au début des années 50, deux avions de la série des "X" avaient déjà explosé dans la soute même de leur avion porteur, d'où le luxe de précautions prises pour ces essais. Le B-50 monte rapidement à 30 000 pieds pour larguer son précieux passager. Il se met en descente pour gagner de la vitesse, l'aile en flèche du X-2 n'aimant pas les basses vitesses.

Il est 9h30 lorsque le moment est venu de larguer le X-2. Depuis son poste, l'officier de largage vérifie une dernière fois que tout va bien,  et égrène son compte à rebours "5, 4, 3, 2, 1, Larguez !" et appuie sur le gros bouton rouge marqué "DROP" ("largage") sur sa console.

"Drop", largage et allumage du moteur fusée...


Le X-2 tombe ainsi comme une pierre pendant quelques secondes avant d'allumer son moteur. L'accélération brutale plaque Apt en arrière sur son siège alors que le X-2 accélère en entamant son 13ème vol propulsé.

A cette époque, suivre un profil de vol spécifique était difficile voire quasi impossible…a plus de 2000km/h, la moindre demi-seconde de délai peut avoir des conséquences funestes. Pour cette mission Apt n'avait pas de vrai plan de vol ou de consignes à suivre…juste de vagues instructions de "rester dans le domaine de vol connu", pas de limite en vitesse.

Le général Holtoner, patron des pilote d'essais à l'époque, expliquera que pour permettre à Apt de se concentrer sur l'avion et non sur les instruments, il avait volontairement donné un profil de mission très vague, sans lui donner de limite de vitesse. Il faut en effet savoir qu'à cette époque, il n'existait aucun simulateur ou appareil d'entrainement. Pour former un nouveau pilote, il fallait le faire voler sur l'appareil…pas d'autre choix. Pour les appareils de la série des "X", l'approche était la suivante : un jeune pilote commençait par faire partie de l'équipe de lancement du bombardier porteur, afin de se familiariser avec l'appareil, puis il devenait pilote d'accompagnement, sur F-86, F-100 et plus tard F-104, afin d'observer l'appareil de près, et enfin il pouvait monter à bord, effectuant des vols planés dans un premier temps, avant de faire des vols propulsés. Cette méthode avait l'avantage de permettre une découverte progressive de l'appareil, mais son gros inconvénient était que le comportement de l'appareil en vol propulsé n'était pas du tout le même que en vol plané, demandant au pilote d'apprendre "sur le tas" pendant le vol.

A bord du X-2, Apt démarre ses moteurs fusées, et le moteur habituellement capricieux répond au quart de tour, propulsant le X-2 vers un nouveau record de vitesse. Apt, pilote hors pair, parvient à se maintenir précisément sur son profil de vol.

Les tuyères imposantes du X-2


Le machmètre de l'appareil accélère de plus en plus…Mach 3 dépassé…Mach 3,1, 3,2…et se stabilise à Mach 3,3…plus de 4400 km/h, record battu ! Apt est le premier homme à franchir la barre de Mach 3 ! Exploit presque involontaire, mais qui correspond à l'une des ambitions du programme X-2. Quelques secondes plus tard, le pilote annonce que son dernier moteur vient de se couper, il n'y a plus de carburant…mais il lui faut encore rentrer, et amorcer un long virage pour retourner vers Edwards. Dans son avion suiveur, Kincheloe, littéralement laissé sur place, cherche son collègue des yeux, mais ne le trouve pas…quelques secondes plus tard, une sorte de grognement se fait entendre à la radio…comme quelqu'un qui souffre…Kincheloe essaye de contacter Apt, mais il n'y a aucune réponse…le radar au sol ne trouve pas l'avion…puis annonce l'avoir retrouvé, mais dans la confusion, l'opérateur s'est trompé et annonce la position du F-86 de Kincheloe et non celle du X-2.

Au bout de quelques minutes, Jim Carson, le pilote du deuxième avion suiveur annonce qu'il voit une colonne de fumée à proximité de la base. Aucun doute possible sur l'origine de cet incendie dans cette zone désertique. C'est la consternation : le X-2 s'est écrasé.

Moins d'une demi-heure plus tard, en se guidant sur la colonne de fumées, les équipes de secours trouvent les débris du X-2 planté dans la caliche du désert, les ailes arrachées et le fuselage déchiqueté à environ 25km de la base. Un peu plus loin, on retrouve la capsule d'éjection, elle aussi planté dans le désert. A l'intérieur, les sauveteurs vont retrouver le corps du pilote. Mel Apt est mort sur le coup lors de l'impact de la capsule sur le sol du désert, à une vitesse d'environ 200 km/h.

Le rapport concernant l'accident...plutôt bref...


La caméra vidéo du cockpit va permettre de comprendre ce qui s'est passé. Grande nouveauté à l'époque, la présence d'une caméra permettait d'enregistrer les indications (approximatives) de la planche de bord ainsi que les mouvements du pilote. Elle va permettre de reconstituer les derniers instants de Mel Apt.

Après avoir battu son record de vitesse, et six secondes après l'extinction du moteur, Apt commence à tourner. À ce moment là, il se déplace encore à Mach 2,5. Alors que le virage est amorcé, sans qu'il ne touche aux commandes, son appareil part violemment en tangage et en lacet de manière incontrôlable…Apt se bat contre le manche pour rétablir, mais il ne contrôle plus rien. En quelques instants, le X-2 chute de près de 21 000 mètres à 13 000 à peine, soumettant son malheureux pilote à une accélération de plusieurs G (près de 7 à 8 G). Malgré cela, Apt parvient à déverrouiller une commande et à actionner les fusées d'éjection de sa capsule. La caméra s'arrête à ce moment là, n'étant plus alimentée électriquement.

Le parachute de freinage se déploie automatiquement, mais Apt est déjà trop bas : probablement groggy par la violence de l'accélération qu'il vient de subir, il n'aura jamais le temps de se détacher et de sauter en parachute.

La perte de contrôle de son appareil est lié au phénomène de couplage en roulis, ou "roll inertia coupling". En effet, à vitesse supersonique, lors d'un virage, l'onde de choc se porte sur la dérive arrière, et va réduire l'efficacité de cette dernière. Dans des conditions particulières, c'est toute la dérive qui perd son efficacité.

La mort de Mel Apt est un coup dur pour la base d'Edwards. Le phénomène du "roll inertia coupling" est encore mal connu à l'époque, mais grâce à l'enregistrement du vol, les ingénieurs vont peu à peu comprendre d'où vient ce phénomène. L'analyse de l'accident ainsi que d'autres liés à des pertes de contrôle survenues sur F-100 vont permettre de trouver comment éviter ce phénomène : l'augmentation de la surface de la dérive verticale, couplée à une quille latérale augmente la stabilité de l'appareil. L'addition d'une dérive horizontale haute (en "T") permet de garder l'empennage en dehors de la zone d'onde de choc beaucoup plus facilement.

Chargement du X-2 sous le B-50, à l'aide de vérins de levage (ce qui évitait de creuser une tranchée comme sur le X-1)


Milburn Apt à ainsi aidé à la compréhension d'un phénomène physique qui n'avait pas été soupçonné auparavant. Les leçons retenues de ce crash vont permettre la mise au point du F-101 et du F-104 (dérive en "T") ainsi que les F-102/106 et F-105 (grande dérive verticale avec quille de stabilisation ventrale).

Il est cependant triste que le progrès se fasse au détriment d'hommes de la valeur de Mel Apt, ce modeste article lui est dédié.

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